Une leçon d'équitation

L'indienne avait quitté son tipi. Elle avait quitté sa paillasse devant le fleuve sur la plage où elle confectionnait ses vêtements. Elle avait quitté ses habitudes depuis la Grande Résurrection. Aujourd'hui, ce qu'elle voulait, c'était renouer avec une autre vieille habitude. Vieille de 1500 ans. Autrefois, quand elle montait à cheval, même si elle ne voyait pas où elle allait, un sentiment de liberté l'envahissait. Et, aujourd'hui, elle voulait renouer avec cette liberté. Alors elle avait quitté le village de tipis. Alors elle s'était éloignée de l'eau. Alors elle s'était enfoncée dans les terres. Dans les grandes plaines où broutaient des troupeaux de chevaux sauvages. Il y en avait un qu'elle avait remarqué, de loin. Une magnifique bête, d'un blanc laiteux. Un jeune étalon, à n'en pas douter. Il était magnifique.

Mais elle savait qu'elle ne pouvait y arriver seule. Elle était patiente, mais il lui aurait fallu des mois, des années pour parvenir à l'approcher. Elle avait préféré demander de l'aide. Elle s'était donc adressée à Maximus le gladiateur. Maximus le dompteur. Maximus le solitaire. Maximus le renfrogné. Le but de la jeune femme, et pourtant si vieille... N'était que de détendre l'homme, du moins essayer, tout en parvenant à ses fins: dompter, ou plutôt se lier d'amitié avec le jeune étalon blanc. Elle savait pertinemment qu'on n'obtenait jamais rien de durable par la force. Elle voulait gagner la confiance de l'animal. C'était ainsi qu'elle avait gagné celle de Maverik autrefois. Un étalon du même blanc que celui-ci. On aurait cru son étalon réincarné. D'ailleurs, un jour, il l'avait observé avec la même lueur dans le regard que celle qu'elle sentait dans celui de Maverik. Elle avait 'vu' Maverik. Jamais réellement mais en pensées, lors de ses transes. Elle l'avait vu de la même façon qu'elle voyait ce jeune étalon aujourd'hui.

"Maverik..." murmura-t-elle en attendant Maximus.

Un bruissement d'herbes se fit entendre, non loin de Petite Fleur. Maximus apparut à l'ombre d'un arbre. Seul, le dos à peine courbé, il s'approcha de l'indienne à pas lents tout en fixant, au loin, le jeune étalon blanc qui leur faisait face.

"Chut. Ne bougez pas." murmura l'homme d'un ton vif et impérieux.

Ses réflexes de militaire discipliné, autoritaire, perduraient en dépit de son isolement sur les rives du fleuve.

Très progressivement, les sens en alerte, le général romain s'approcha de la bête sans jamais la quitter des yeux. Cette étape était cruciale : établir un contact, apprendre à l'animal à ne pas le fuir, à le considérer comme un allié, comme un protecteur, comme un maître. Ne pas le dominer par la crainte mais par le respect. Les chevaux sont des créatures grégaires, promptes à détaler au moindre coup de vent ; il fallait donc composer avec cette nature farouche, peu encline à se laisser dominer par qui que ce fût.

Après plusieurs minutes, Maximus arriva à un mètre de l'étalon blanc. Il devait être très jeune, au vu de sa stature ; tout juste venait-il d'atteindre une taille adulte sans, pour autant, voir ses atours alourdis par le temps. Un diamant à l'état pur, brut, qui s'offrirait au cavalier le plus habile et le plus aimant.

Cela lui rappela ses propres souvenirs avec Lotharius ; comment, quelques années auparavant, il l'avait croisé au beau milieu de ces champs, et avait mis du temps à l'apprivoiser, à faire de lui un compagnon fidèle et indéfectible, qui n'obéirait à personne d'autre qu'à lui-même. Souvent, l'homme laissait l'étalon noir aller à sa guise, ne bridant jamais sa liberté, cette pure et merveilleuse liberté qui faisait de lui l'une des plus belles créatures que cette terre étrange eût pu jamais porter. Il suffisait à Maximus de siffler, de laisser son instinct guider ses pas pour le retrouver, et pour solliciter son aide. Lotharius était presque devenu une partie de lui-même.

Le dresseur leva une main ouverte, pleine de douceur, robuste et respectueuse, vers l'élégant cheval blanc. Il demeura ensuite longuement immobile, laissant le temps à l'animal très légèrement agité de s'accoutumer à sa présence, d'humer son odeur, de se familiariser avec cette présence humaine. Lorsqu'il se sentirait prêt, il viendrait vers lui. C'était presque aussi simple que cela. Parfois, il fallait réitérer cette expérience à plusieurs reprises car l'instinct de survie de l'équidé prenait souvent le pas sur le reste ; et la bête alors, peu assurée, finissait par s'enfuir.

Mais parce que ce jour était un jour presque heureux, ou du moins béni d'une certaine chance, et probablement parce que, non loin de là, une femme d'une belle aura, d'une belle âme, couvait déjà du regard son futur ami, l'étalon ne s'échappa pas ; mieux, il s'avança lentement vers Maximus et frotta sa large tête immaculée sur les doigts de l'homme. Pendant ce temps, le général fit un geste de son autre main pour inviter Petite Fleur à le rejoindre, lentement, et à prendre petit à petit sa place.


[Les Dieux du Fleuve qui passent par là: je me suis permis de changer le titre.. Le nom de Maximus dans le titre je trouvais ça.. pas très jouli ^^]

L'indienne observait attentivement les gestes du Romain. Elle l'avait senti arriver aux vibrations du sol. C'était ainsi qu'elle se repérait, autrefois. C'était une chose qu'elle n'avait pas perdue. Propre à ce qu'elle était avant et qu'elle était toujours. Un apaisement profond émanait d'elle. Elle ne faisait pas un geste. Tout juste semblait-elle respirer. Quelqu'un l'aurait observée, il aurait pensé à une statue. Avec une attention et une patience inépuisables, elle obervait. Elle attendait. Rien, pas même le bruissement des herbes hautes autour d'elle ne pouvait la détourner de son but. Elle posait sur le Romain et sur Maverik un regard doux mais intense. Elle retenait chacun des mouvements de Maximus. Bientôt, celui-ci lui fit signe de la rejoindre.

On aurait pu s'attendre à plus de précipitation de sa part. Mais non. La jeune femme resta encore assise quelques minutes. Malgré la présence rassurante de Maximus et apaisante de Petite Fleur, l'étalon blanc restait nerveux. Les autres chevaux du troupeau s'étaient éloignés à l'approche de l'homme. Et, sans leur présence rassurante, le jeune animal avait perdu quelques uns de ses repères. Mais l'immobilité des deux humains et leur calme finirent par vaincre les craintes du jeune animal qui reprit plus de confiance. Ce ne fut que lorsque Petite Fleur le vit redevenir sauvage et farouche malgré la main de Maximus sur son chanfrein qu'elle se décida à se lever pour venir vers eux.

Les gestes de la jeune femme étaient d'une fluidité difficilement imaginable. Elle avançait par petites touches. De quelques pas seulement à chaque fois. Il lui fallut un long, un très long moment pour rejoindre Maximus. Mais pourtant, elle n'acheva pas le trajet jusqu'à lui. Tendant la main, paume ouverte et retournée vers le cheval, elle resta à deux mètres de lui. C'était à lui de combler cette distance. De nouveau, à la plus grande surprise de l'homme, sans doute, elle reprit sa position assise sur le sol. Mais le jeune étalon aussi était surpris. Il posait sur elle ses grands yeux noirs. De l'Indienne s'échappa tout à coup une mélopée apaisante. Les oreilles de l'animal se tendirent, bien droites en directions de Petite Fleur. Celle-ci ne quittait pas le jeune cheval des yeux. Ses mains s'étaient posées sur ses genoux. Elle gardait son immobilité parfaite.

Curieux, l'animal se détacha de Maximus en faisant quelques pas en avant. Le Romain avait à présent le garrot de l'animal sous sa main. Le jeune étalon pencha la tête en avant, l'encolure tendue vers Petite Fleur. Celle-ci ne bougeait toujours pas. Mais, toujours, sa voix à la douceur enivrante chantonnait cette douce mélodie. Maverik, puisque tel serait son nom, s'enhardit à faire à nouveau quelques pas, comblant peu à peu la distance qui le séparait de la jeune femme. Et ce fut lui qui, finalement, posa le bout de son nez sur la joue de la jeune femme. Celle-ci quitta alors très lentement son immobilité. Une main seulement bougea, restant dasn le champ de vision du jeune cheval jusqu'à être à hauteur de ses naseaux, tout en restant suffisemment loin de lui. Mais l'animal n'y pretta pas attention, ses naseaux continuant de renifler le visage de l'humaine. La commissure de ses lèvres, aussi douces que de la soie, la chatouillait. Mais l'on n'en voyait rien. Tout juste Maximus pouvait-il apercevoir un sourire au coin de ses lèvres.

Cependant, les yeux de Petite Fleur pétillait. Cet instant était gravé dans sa mémoire. Sa main droite termina bientôt le chemin jusqu'à la joue du jeune cheval. Celui-ci frémit simplement, mais ne broncha pas. Elle commença alors à le caresser. On pouvait, presque, se demander pourquoi elle avait demandé à Maximus de venir l'aider. Mais elle savait pourquoi. Lentement, elle se redressa. L'étalon fit un pas en arrière en même temps qu'elle se redressait, mais uniquement pour garder le contact avec elle, sans risquer qu'ils se gênent mutuellement. La deuxième main de l'Indienne vint se poser sur l'autre joue de Maverik tandis que son champ s'arrêtait, elle murmura, d'une voix vibrante d'émotion:

"Maverik"

Maximus regarda le manège de Petite Fleur d'un air grave. Etonné, il demeura silencieux et immobile quand elle le rejoignit enfin auprès de lui, et commença à fredonner une chanson d'une douceur et d'une beauté presque inhumaines.

L'étalon s'avança vers l'Indienne comme si il l'avait toujours connue. Le général romain, de son côté, caressa doucement l'encolure de la bête sans quitter la jeune femme des yeux. Nul n'aurait pu dire s'il essayait d'ancrer cette image dans son esprit ou s'il tentait de comprendre ce qui était vraiment en train de se produire. L'expression de son faciès, solennelle, emplie d'une profonde sérénité, trahissait un sentiment difficilement descriptible.

Elle murmura un nom qui résonna bizarrement aux oreilles de l'homme. La langue qu'ils parlaient tous ici était un peu spéciale mais il l'avait facilement adoptée ; néanmoins, demeurait cette étrangeté des noms. Des appellations. Maverick était un mot qui ne suscitait en lui absolument rien de familier.

D'une patience et d'une quiétude presque indefectibles, Maximus décida de ne plus faire le moindre geste pour dompter l'étalon. Il lui sembla que la femme attendait quelque chose de précis de sa part ; il lui restait à découvrir ce que cela pouvait être.

L'Indienne semblait persque avoir oublié la présence de Maximus à ses côtés. Presque, seulement, puisqu'elle se tourna vers le Romain, après avoir embrassé le cheval entre ses naseaux, là où la peau était la plus douce. Elle adressa à l'ancien général un sourire rayonnant.

"Je pense qu'il m'a acceptée à ses côtés... Que faisons-nous, maintenant?"

On aurait pu penser qu'elle se moquait de lui, mais son ton, empli d'innocence prouvait qu'il n'en était rien. D'autant que le sourire et le regard francs de la jeune femme renforçaient celle-ci. Elle continuait de caresser l'animak, avec une tendresse infinie. Le jeune étalon se sentait de plus en plus à l'aise. Bientôt, il la poussa gentiment de la tête, comme s'il avait envie de jouer. La jeune femme éclata d'un rire doux et musical. visiblement, Maverik avait envie de jouer. Rêveuse, elle reprit alors:

"Je l'ai remarqué parce qu'il me rappelle l'étalon que je montais, autrefois. Je ne l'ai jamais vu en vrai, puisque j'étais aveugle, mais j'avais souvent des visions. Il était aussi blanc que lui et nous étions complices. Il était mes yeux. J'étais Chamane, à l'époque."

Toujours aussi peu avenant et taciturne, Maximus observa l'Indienne sans mot dire. Il eut du mal à saisir les rouages de son comportement, ce qu'elle essayait de transmettre à travers ses paroles... En tant que général romain, il avait autant dû jouer le rôle d'un guerrier que celui d'un négociateur ; et lorsque quelqu'un s'adressait à lui, il souhaiter déceler, souvent très inconsciemment, quelle intention se cachait sous chaque mot, sous chaque intonation proférée.

Aussi ne répondit-il pas immédiatement à la question de Petite Fleur. Il la laissa dévoiler un pan de son passé. Ils avaient beau parler la même langue, l'homme ne pouvait s'empêcher de sentir très étranger à cette belle jeune femme ; à être assez peu capable de la comprendre parfaitement, de saisir toutes les allusions, aussi infimes fussent-elles, qui pouvaient se lire dans son récit.

Pragmatique et rigide, Maximus ne se laissa guère envahir par ces émotions insaisissables, ne commenta pas ce qui venait de lui être révélé et s'exécuta rapidement.

"Vous devez habituer le cheval à votre contact." déclara-t-il d'une voix douce mais ferme. "Si vous comptez le brosser, notamment... Il faut l'habituer au contact de la brosse sur sur le corps, sur la tête."

Le général s'écarta légèrement pour laisser faire la chamane à son aise.

Effectivement, Maximus était seul. Et se sentait seul. C'était une situation qu'il s'était imposé depuis son arrivée sur les abords du fleuve... Sa mort n'avait pas été une délivrance, ni une souffrance, ni une nouvelle quête : c'était avant toute une pénitence. La culpabilité pesait lourdement sur ses épaules : lui qui avait vaincu des armées entières, il avait vu sa famille mourir sans avoir pu la sauver ; il avait failli devant un félon et n'avait pas réussi à venger les siens ; il n'avait rien pu d'apporter quoi que ce fût de positif à son empire selon lui. La guerre avait apporté famine, pauvreté, désespoir dans un monde décadent ; et lui avait participé de cela en croyant défendre de hauts principes... Il fallait se battre pour la liberté, pour prétendre appartenir à de grandes idées, mais il était mort, non pas pour la patrie, mais pour... rien...

Il pensait à peine à cela tandis que la jeune femme apprivoisait lentement l'animal. L'homme s'émerveilla de son aisance, de la confiance immédiate qui liait les deux êtres ; malgré certaines réticences, tout se passait à merveille. Ils apprenaient à se connaître de la meilleure des façons.

Les bras croisés sur sa poitrine, il abandonna rapidement sa rigidité de général lorsque Petite Fleur l'interpela pour savoir quelle serait la suite des événements.

"Je ne suis plus général depuis longtemps. Appelez-moi Maximus." annonça d'abord le Romain d'une voix grave, les yeux tournés vers le ciel.

Il s'approcha de nouveau de l'étalon et ajouta ensuite :

"La monte, pas tout de suite. Un travail à pied, d'abord, est nécessaire. Il faut lui apprendre à marcher calmement à vos côtés."

(On dit merci à Wikipédia ! )

Oui, Petite Fleur apprenait à connaître Maverik. Elle en oubliait presque ce qui se passait autour d'elle. Mais, bientôt elle revint à la réalité. C'était d'ailleurs pour cela qu'elle s'était adressée au Romain. Si elle se laissait aller, elle irait jusqu'à en oublier sa présence pour se concentrer uniquement sur ce qu'elle ressentait à se trouver ainsi auprès de ce jeune étalon. Mais il fallait se concentrer pour ne pas brûler les étapes. Rapidement, le général parla du travail à pied. L'indienne tourna vivement la tête vers lui.

"Voulez-vous dire qu'il va falloir que je lui mette quelque chose dans la bouche? Cela, il en est hors de question. Si je le monte, c'est à crue, en ne m'aidant que de l'assiette et de mes jambes pour le diriger. C'est ainsi que je faisais il y a 1500 ans, général, même lorsque j'étais une vieille femme de 65 ans."

Elle avait parlé d'un ton calme, mais l'on sentait que l'idée d'attacher l'étalon blanc à quelque chose la répugnait tout à fait. Elle caressa de nouveau le poil lustré de l'animal avant de faire quelques pas vers Maximus. Chose curieuse, le jeune cheval la suivit et la poussa de la tête, comme s'il voulait jouer avec elle.